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Gaspard Delacroix 0 Commentaires

Le 18 novembre 2025, à 23h49 UTC, une œuvre d’art a changé la donne. Portrait d'Elisabeth Lederer de Gustav Klimt a été adjugée 236,4 millions de dollars chez Sotheby's, dans son tout nouveau siège new-yorkais, le Breuer Building à Manhattan. Ce n’est pas une simple vente : c’est une révolution. L’œuvre, peinte entre 1914 et 1916, devient la plus chère jamais vendue aux enchères pour une peinture moderne — et la deuxième plus chère de l’histoire, juste derrière le Salvator Mundi de Léonard de Vinci. Le marteau est tombé à 205 millions de dollars, bien au-delà de l’estimation initiale de 150 millions. Et ce n’était qu’un début.

Une guerre des enchères épique

Pendant près de vingt minutes, six collectionneurs internationaux se sont affrontés dans un silence tendu, les mains levées, les yeux rivés sur l’écran. Chaque appel faisait monter la pression. À chaque nouveau prix, une vague de murmures traversait la salle. L’œuvre, jamais mise en vente auparavant, provenait de l’héritage de Leonard Albert Lauder, héritier du géant cosmétique Estée Lauder Companies Inc. Son absence de trajectoire commerciale ajoutait une dimension presque mythique : cette toile n’avait jamais été vendue, ni même exposée publiquement depuis des décennies. Elle avait été conservée dans l’intimité familiale, presque comme un talisman.

Le poids de l’histoire

Ce n’est pas seulement une question de couleur ou de composition. Selon les spécialistes de Sotheby's, Portrait d'Elisabeth Lederer a sauvé des vies. Pendant la Seconde Guerre mondiale, la famille Lederer, juive viennoise, a pu fuir l’Autriche grâce à la vente discrète d’autres œuvres de Klimt. Cette toile-ci, elle, a été cachée — conservée par un ami de confiance. Elle est devenue un symbole de survie. Et maintenant, elle porte un prix qui en fait un monument. "C’est rare qu’une œuvre porte à la fois une beauté exceptionnelle et une histoire aussi profonde", confiait Helena Newman, présidente mondiale de l’art impressionniste et moderne chez Sotheby’s. "Ici, l’art et la mémoire se sont entrelacés."

Un coup d’envoi historique

Cette vente marquait la première soirée aux enchères de Sotheby’s dans son nouveau lieu, l’ancien musée Whitney conçu par Marcel Breuer. L’entreprise avait racheté le bâtiment pour 100 millions de dollars en 2024. Et ce n’était pas qu’un décor : c’était un pari. "C’est l’inauguration par la grandeur", déclarait Charles F. Stewart, PDG de Sotheby’s Holdings, Inc. "Nous avons réalisé la plus grande soirée de ventes de notre histoire. Et tout cela, dans un bâtiment qui, autrefois, célébrait l’art américain, désormais célèbre l’art mondial." Le total de la soirée : 706 millions de dollars avec frais. Plus du double de la soirée équivalente de 2024. Un chiffre inédit depuis la fondation de Sotheby’s en 1744. La collection Lauder, composée de 24 œuvres, a généré 527,4 millions de dollars avec frais — et plus de la moitié venait de cette seule toile de Klimt.

Les autres records de la nuit

Le Klimt n’était pas seul à briller. Son paysage Blumenwiese (1908) a atteint 86 millions de dollars. Waldabhang bei Unterach am Attersee (1916) a été vendu pour 68,3 millions. Deux études sur papier ont trouvé preneurs à plus de 500 000 dollars chacune. Même l’œuvre provocatrice de Maurizio Cattelan, la toilette en or massif America (2016), a trouvé acheteur pour 12,1 millions. Tout cela dans une seule soirée. "On ne vend pas des tableaux comme ça", a confié un ancien directeur de galerie parisienne. "On vend des rêves. Et ce soir, les rêves avaient des zéros à la fin."

Un marché qui reprend confiance

Il y a deux ans, en juin 2023, Klimt avait déjà fait trembler le marché avec Dame mit Fächer, vendue 108,4 millions. Ce nouveau record le double. Et il n’est pas isolé. Trois autres œuvres majeures, dont un Van Gogh et un Modigliani, avaient déjà dépassé les 40 millions de dollars cette même semaine à New York. "On a tourné la page", a déclaré un conseiller anonyme au Wall Street Journal. "Après deux ans d’hésitation, les riches n’ont plus peur d’investir dans l’art." Le lendemain, le 19 novembre, Sotheby’s prévoyait la vente de El Sueño, une œuvre onirique de Frida Kahlo, estimée entre 40 et 60 millions. Le marché, on le voit, n’est plus en sommeil. Il respire. Il bat. Il brûle.

Le contexte historique : Klimt et la famille Lederer

Le contexte historique : Klimt et la famille Lederer

La famille Lederer, riche collectionneuse viennoise, fut l’une des premières à soutenir Klimt dans les années 1900. Elisabeth, la jeune femme du portrait, était la fille de la baronne Serena Lederer, qui possédait l’une des plus grandes collections d’art moderne d’Europe centrale. Pendant l’Anschluss en 1938, les Nazis ont confisqué 13 œuvres de la famille. La toile de 1914-1916, elle, a été cachée dans un mur de la maison de campagne de la famille en Autriche. Après la guerre, elle a été restituée, mais jamais mise en vente. Pourquoi ? Par respect. Par devoir. Par peur que le monde ne la déchire à nouveau.

Que signifie ce prix pour les musées ?

Avec un tel prix, les musées publics ne peuvent plus rivaliser. Le Louvre ou le MoMA n’ont pas les budgets pour ça. Ce qui signifie que les œuvres les plus importantes vont désormais disparaître dans des collections privées, souvent inaccessibles. "C’est un cercle vicieux", explique une conservatrice du Musée d’Orsay. "Plus les prix montent, plus les musées sont écartés. Et plus ils sont écartés, plus les œuvres deviennent des biens de luxe."

Qu’est-ce que cela dit de la valeur de l’art ?

Le marché de l’art n’est plus un marché. C’est une bourse. Une bourse où les œuvres sont des actifs, les collectionneurs des hedge fund managers, et les enchères, des IPO. Mais ce n’est pas seulement de la spéculation. C’est aussi de la mémoire. De la résistance. De la beauté qui, contre toute attente, survit. Et ce soir-là, à New York, la beauté a coûté plus cher que la plupart des villes du monde.

Foire aux questions

Pourquoi cette toile de Klimt vaut-elle plus que n’importe quelle autre œuvre moderne ?

Parce qu’elle combine une rareté absolue — jamais vendue auparavant —, une histoire historique profonde liée à la survie d’une famille juive pendant l’Holocauste, et une qualité artistique exceptionnelle. Son style doré, ses motifs floraux et son expression intime en font un chef-d’œuvre de la période finale de Klimt. Le fait qu’elle provienne d’une collection privée de prestige, celle de Leonard Lauder, ajoute un poids culturel et symbolique qui dépasse la simple esthétique.

Comment cette vente compare-t-elle à celle du "Salvator Mundi" de Léonard de Vinci ?

Le "Salvator Mundi" a été vendu 450,3 millions en 2017, mais son authenticité est contestée par plusieurs experts. Le portrait de Klimt, lui, n’a aucun doute sur son origine : il est documenté, authentifié, et sa provenance est impeccable. Ce qui fait la différence : le Klimt est une œuvre reconnue par la communauté artistique comme une pièce maîtresse du mouvement sécessionniste, tandis que le "Salvator Mundi" reste une œuvre controversée. Le prix du Klimt est donc plus "légitime" aux yeux des historiens.

Quel impact cela a-t-il sur les artistes vivants comme Basquiat ou Hockney ?

Cela crée un effet d’ascenseur. Les œuvres des artistes modernes — même ceux décédés — voient leurs estimations augmenter. Basquiat, par exemple, a déjà dépassé les 100 millions, mais cette vente prouve que les collectionneurs sont prêts à payer des sommes astronomiques pour des œuvres avec une histoire. Les maisons de ventes vont désormais chercher des pièces similaires : rare, authentifiées, avec une provenance émotionnelle. C’est un nouveau modèle de valorisation.

Pourquoi Sotheby’s a-t-il choisi ce moment pour ouvrir son nouveau siège ?

C’était un coup de théâtre stratégique. Après deux ans de marasme post-pandémie, le marché de l’art peinait à retrouver sa confiance. En choisissant le Breuer Building — un lieu emblématique de l’architecture moderniste — et en y lançant une vente record, Sotheby’s a transformé un bâtiment en symbole. Ce n’était pas une simple inauguration : c’était une déclaration de puissance. Et ça a fonctionné. Les ventes ont doublé, les clients sont revenus, et les médias ont parlé de l’art, pas seulement de l’argent.

Les musées publics peuvent-ils encore rivaliser avec ces prix ?

Presque pas. Les musées nationaux ont des budgets limités, souvent soumis à des votes politiques. Pour acheter une œuvre à 200 millions, il faudrait des fonds publics exceptionnels — et encore, cela prendrait des années. La tendance est claire : les œuvres majeures vont désormais dans des collections privées, souvent en Asie ou au Moyen-Orient. Ce qui menace l’accès du public à l’art. Certains musées, comme le Musée d’Orsay, commencent à créer des fonds d’acquisition spéciaux, mais ils restent minuscules face à ce nouveau marché.

Quelle est la prochaine œuvre à surveiller après Frida Kahlo ?

Les experts pointent déjà vers un autre Klimt : La Valse (1907), conservée dans une collection privée suisse. Elle n’a jamais été exposée depuis 1989, et sa provenance est aussi riche que celle de Portrait d'Elisabeth Lederer. De plus, une toile de Egon Schiele, Portrait de Wally, pourrait être réexhumée en 2026 après un long litige avec les héritiers de la famille Lederer. Le marché est en train de réveiller des trésors oubliés — et cette fois, les prix seront encore plus fous.

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